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Royaume du Fou-Nan
C'est au début de l'ère chrétienne que la région de la vallée du Mékong est entrée dans l'histoire. Les carnets des voyageurs chinois de l'époque évoquent alors fréquemment l'existence de la thalassocratie du Fou-Nan, un empire situé à Oc-Eo sur le golfe du Siam (à côté de l'actuelle ville vietnamienne de Ha-Tien), au confluent des influences de l'Inde et de la Chine. Ce double apport culturel et économique fut déterminant pour le royaume founanais ; du IIIe au VIIe siècle, il était devenu la grande puissance de la région, entretenant des relations suivies avec la Chine tout en ayant largement adopté le modèle culturel indien.

Le Tchen-La
Vers le milieu du VIe siècle cependant, un certain nombre d'Etats vassaux du Fou-Nan décidèrent de secouer le joug. Le plus puissant d'entre eux, le Tchen-La, se proclama indépendant et, petit à petit, grignota le territoire de son ancien suzerain jusqu'à l'annexer complètement au début du VIIe siècle. La capitale du nouveau royaume devint Içanapura, que l'on appelle maintenant Sambor Preï Kuk, et dont les vestiges se trouvent près de la ville khmère de Kompong Thom. Mais au VIIIe siècle, le royaume se scindait en deux Etats rivaux : le Tchen-La de Terre (correspondant à l'actuel Laos) et le Tchen-La d'Eau, ou Kambuja (correspondant au Cambodge et à la Cochinchine).

Kambuja, le Tchen-La d'Eau
Si elle lui permettait de commercer avec les pays étrangers, son ouverture sur la mer rendait en revanche l'Etat de Tchen-La d'Eau assez vulnérable aux invasions étrangères. Elles ne manquèrent d'ailleurs pas de déferler de Sumatra et surtout de Java dont il devint progressivement le vassal, cela d'autant plus facilement que des querelles dynastiques divisaient le pays. Mais c'est aussi de Java que devait venir le salut. Un jeune prince khmer y avait vécu en exil après avoir été écarté du pouvoir ; il revint au pays, s'y fit couronner roi et régna sous le nom de Jayavarman II. Il affranchit le Cambodge de toute suzeraineté vis-à-vis de Java et fonda la royauté khmère, en 802, sur la montagne du Phnom Kulên, à quelques kilomètres au nord-est de l'actuel site d'Angkor. Erigeant le premier linga royal sur la pyramide de Rong Chen, il instaura le culte du dieu-roi, le Devaraja.

Période angkorienne
Nid d'aigle inexpugnable, le Phnom Kulên était en revanche très difficile à mettre en valeur et en culture, c'est pourquoi, après une cinquantaine d'années, Jayavarman II décida de transférer sa capitale dans la plaine et fonda Hariharalaya, dans la région de Roluos, où il s'éteignit en 854. Son neveu, Indravarman Ier, construisit la pyramide de Bakong et initia le système d'irrigation et d'agriculture intensive qui allait faire la puissance du royaume. L'oeuvre d'Indravarman Ier fut ensuite largement développée par son fils Yaçovarman Ier qui créa la Puri, la capitale, une vraie ville en dur, aux limites précises. Cette première Angkor fut Yaçodharapura, qui devint le centre d'un gigantesque empire s'étendant jusqu'au Viêt-Nam, au Laos et à la Thaïlande actuels. Chaque roi devant créer sa propre capitale, les constructions se multiplièrent autour du site initial et, pendant les siècles de gloire et de combats épiques qui suivirent, Angkor resta capitale royale pratiquement sans interruption, sauf de 921 à 944, lorsque le roi Jayavarman IV émigra à Koh-Ker, à 100 km au nord-est. Rajendravarman, son gendre, restaura la cité royale, édifiant les temples du Mébon Oriental et de Pré Rup, puis il partit en campagne contre le royaume du Champa dont il saccagea le temple de Po Nagar.

Batailles contre Cham, Birmans, Siamois, Vietnamiens et construction de nouveaux temples se succédèrent ensuite à un rythme effréné. Suryavarman II construisit l'immensément célèbre Angkor Wat, défit les Cham et s'empara de leur capitale Vijaya en 1145, puis fut à son tour vaincu par eux en 1149. Après sa mort en 1152, le royaume traversa des années difficiles, les Cham ravageant Angkor en 1177.

La puissance et la gloire des Khmers furent restaurées par l'accession au trône, en 1181, de Jayavarman VII. Ce souverain fut indéniablement le plus grand roi bâtisseur du Cambodge. Sous son règne, les plus beaux temples se multiplièrent, tels le Bayon, le Preah Khan, le Ta Phrom, les portes d'Angkor Thom. Il fut peut-être le légendaire roi lépreux évoqué par Tchéou Ta Kouan ; est-ce à cause de cette infortune qu'il fit édifier 102 hôpitaux à travers tout le pays ainsi que d'innombrables gîtes d'étape le long des routes dont il couvrit le Cambodge ? La stèle de Say Fong, relatant son édit sur les hôpitaux, nous apprend " qu'il souffrait des maladies de ses sujets plus que des siennes, car c'est la douleur publique qui fait la douleur des rois et non leur propre douleur ". Conquérant émérite, il annexa le Champa et guerroya à l'infini pour étendre la puissance des Khmers. Mais la grandeur est éphémère et fatigue les peuples ; comme Alexandre et Napoléon, Jayavarman VII condamnait son peuple à mort en même temps qu'il l'entraînait vers le surhumain.

La décadence du royaume khmer, pris en tenaille entre Siamois et Vietnamiens, se poursuivit jusqu'au milieu du XIXe siècle. Réduit comme une peau de chagrin, le Cambodge n'est alors virtuellement qu'une " Atlantide en sursis ". Le roi Ang Duong, qui sut obtenir un répit de ses ennemis, réorganisa le royaume, accueillit les premiers explorateurs et militaires français, tenta par deux fois, mais sans succès, d'intéresser Napoléon III au sort du Cambodge, et allait prêter main-forte aux troupes françaises lancées à la conquête de la Cochinchine lorsqu'il fut surpris par la mort.

Décadence du royaume angkorien
La mort de Jayavarman VII sonnait le glas de son royaume. Après sa disparition, quasiment plus aucun temple ne fut construit. Le système d'irrigation extrêmement complexe n'était plus entretenu en raison des invasions siamoises répétées qui ravagèrent Angkor aux XIIIe et XIVe siècles. En 1431, la cour finit par abandonner définitivement une capitale devenue trop dangereuse. Mais Phnom Penh, Lovek et Oudong eurent à souffrir des querelles dynastiques et furent également dévastées par les armées étrangères. Une alliance avec les seigneurs Nguyên de Hué permit aux Khmers de se débarrasser de leurs ennemis Cham, mais attira la convoitise des Vietnamiens pour la Cochinchine (delta du Mékong) et les plaines du Cambodge. Au XVIIe siècle, ces derniers s'emparèrent de Prey Nokor, qui deviendra plus tard Saigon et que les soldats de l'infanterie coloniale française prendront à leur tour le 17 février 1854 avec la collaboration de la population d'origine cambodgienne, hostile au pouvoir de Hué.

Le Cambodge du protectorat
Le roi Norodom, fils et successeur d'Ang Duong, signa le 11 août 1863 avec l'amiral de la Grandière, gouverneur de Cochinchine, un traité qui plaçait le Cambodge sous le protectorat de la France. Mais les relations entre le roi, qui entendait bien gouverner à l'ancienne sous protection française, et les administrateurs coloniaux, qui voulaient développer l'économie du Cambodge à leur profit, se dégradèrent. Le 17 juin 1884, le gouverneur Thomson imposa par la menace un traité qui plaçait le Cambodge sous l'administration directe de la France. Une rébellion éclata, dirigée en sous-main par Norodom qui, en échange de l'arrêt des hostilités, obtint l'abrogation de certaines clauses fiscales et judiciaires.

Elles furent réintroduites en 1897, lorsque Paul Doumer imposa à nouveau une administration directe au vieux souverain. En près d'un siècle de présence coloniale, les Français ont tout de même réussi à éviter la disparition pure et simple du Cambodge, voué au même sort que le Champa, et à lui faire restituer plusieurs provinces, dont Siem Reap, berceau de la civilisation khmère. Dans cette partie d'échecs, il avait d'abord fallu compter avec l'influence des Anglais installés en Malaisie et en Birmanie. L'accord franco-britannique du 14 juillet 1884 avait finalement reconnu le bassin du Mékong comme " zone française ", ce qui n'empêcha pas les fourbes Siamois de s'avancer à travers le Laos. En réaction, une flottille française remonta la rivière Chao Praya jusqu'à Bangkok (juillet 1893). Ce blocus obligea la cour du Siam à renoncer à toute revendication sur la rive gauche du Mékong tandis que les Français gardaient en otage les provinces de Chantaboun et de Paknam. Des troupes occupèrent Chantaboun jusqu'à la convention de 1904 restituant au Cambodge les provinces côtières de Trat et de Koh Kong ainsi que celle de Steung Treng, assorties des régions de Melou Preï et Tonle Repou, territoires cédés par le Siam au Laos et réintégrés au Cambodge par la France. La convention de 1904 conduisit au traité de 1907 : en échange de la province de Trat, le Siam rétrocédait au Cambodge les provinces de Battambang, de Sisophon et de Siem Reap. Lorsque le roi Sisowath put finalement se rendre à Angkor pour reprendre possession du territoire khmer de ces ancêtres, il déclara que c'était là " la plus grande gloire de son règne ". C'était la concrétisation du rêve de feu son père, le visionnaire roi Ang Duong, qui avait voulu le protectorat de la France pour rétablir l'intégrité de son pays. Par ailleurs, l'annexion par les Vietnamiens du Kampuchéa Krom (riches plaines du delta du Mékong) ne fut pas remise en question. Mais la cession à bail de la région de Prey Nokor (Saigon) à la cour de Hué par le roi Chey Chettha II (marié à une princesse annamite) remontait à 1623. Et la cession définitive, par le roi Outey II, des provinces de Soctrang et Travinh constituant la Cochinchine, remontait à 1758. Les provinces de Mytho et Vinlong avaient été abandonnées en 1730 par le roi Satha II. Celles de Sadec et Chaudoc le furent, en 1756, par le roi Ang Tong. La présence de la France en Annam et Cochinchine avait néanmoins mis un coup d'arrêt à l'expansionnisme des Vietnamiens. En dehors de ces considérations territoriales, la France a permis au Cambodge de retrouver sa mémoire historique (et du même coup sa conscience nationale) par la découverte des vestiges d'Angkor. Lorsque les premiers explorateurs découvrirent Angkor à la fin du XIXe siècle, l'âge d'or de l'ancienne capitale était tombé dans l'oubli depuis des siècles. Tout au plus les habitants de la région savaient-ils vaguement que la forêt abritait de vieux temples. Des archéologues passionnés ont alors patiemment dégagé de la jungle et reconstruit l'ensemble des temples : un travail objectivement admirable qui a restauré du même coup la mémoire collective des Khmers. Les travaux de l'Ecole française d'Extrême-Orient font désormais partie de l'histoire du peuple khmer. On peut reprocher au protectorat d'avoir trop peu développé le Cambodge, contrairement au Viêt-Nam. Les infrastructures indispensables ont été mises en place sans forcer le développement intensif : routes, voies de chemin de fer, voies navigables... Seuls l'urbanisation des villes et le développement de l'hévéaculture (région de Kompong Cham) furent privilégiés. Mais, sur le plan administratif, les fonctionnaires cambodgiens restèrent peu nombreux, moins efficaces au travail que les Annamites, paraît-il. C'est donc d'un pays peu autonome que le roi Sihanouk hérita en 1953, au terme de sa " croisade royale pour l'Indépendance ". Son objectif était néanmoins de faire entrer le Cambodge dans le concert des nations modernes.

Le Sangkum
Lourd héritage, donc, que celui du protectorat. Des bases étaient jetées, mais l'essentiel restait à faire. Le jeune roi Sihanouk commence alors par abdiquer au profit de son père, en 1955, afin de pouvoir se lancer à corps perdu dans la politique. Redevenu prince, il fonde un grand mouvement, le Sangkum Reastr Niyum, la Communauté socialiste populaire, sorte de parti unique auquel la dizaine de partis politiques antérieurs se rallient, et qui remporte largement les élections. Rarement dans l'histoire, on vit un chef d'Etat faire front dans tous les domaines avec autant de fougue, d'imagination et de succès. Le prince est partout, a un avis sur tout, se pique de dons cinématographiques, musicaux, sportifs et, surtout, il communique d'une façon quasi charnelle avec ses concitoyens dont les plus humbles le vénèrent comme leurs ancêtres vénéraient les dieux-rois d'Angkor.

L'économie du Cambodge avait toujours été au service de l'Indochine française, donc de la métropole. Le prince va par conséquent s'attacher à diversifier les partenaires, à les mettre en concurrence, il va mécaniser l'agriculture qui devient bientôt excédentaire ; l'agroalimentaire et le textile sont des secteurs en pleine croissance, collèges, lycées et universités fleurissent un peu partout. Le pays devient un immense laboratoire dont Sihanouk est le " savant fou ", aux méthodes empiriques mais souvent inspirées. Il construit de toutes pièces le port en eaux profondes de Sihanoukville, transforme l'aéroport de Siem Reap en aéroport international, développe le tourisme, le chemin de fer, le réseau routier... La liste des réalisations du Sangkum est infinie, mais elle s'inscrit cependant dans un contexte international extrêmement difficile : la guerre froide et l'embrasement général de l'Indochine où les Américains accumulent les faux-pas meurtriers. Marchant sur des oeufs, Sihanouk adopte une politique de neutra- lité vis-à-vis des blocs, mais la situation au Viêt-Nam et les bombardements massifs des Américains sur les provinces cambodgiennes frontalières forcent le prince à se tourner vers la Chine, seule capable, selon lui, de protéger le Cambodge. La situation intérieure du pays commence à se dégrader, l'enthousiasme des premières années du Sangkum ayant fait long feu devant les problèmes causés par la carence en cadres de qualité, la corruption des fonctionnaires et les manifestations d'étudiants... Droite pro-américaine et gauche manipulée par les Khmers rouges multiplient les incidents, relayées par les services secrets américains qui barbouzent joyeusement dans le but de déstabiliser le prince.

République khmère
Ce qui devait arriver arriva. Profitant d'un voyage du prince en France, son chef d'état-major, le général Lon Nol, le fit destituer par les deux assemblées à l'initiative des services américains qui souhaitaient depuis longtemps avoir les coudées franches au Cambodge afin de pouvoir mater les unités viêt-congs et sud-vietnamiennes qui avaient trouvé refuge dans les provinces de l'est du pays. Immédiatement, le Cambodge bascule dans la guerre. Appelés par Lon Nol, les Américains interviennent massivement, tandis que les Khmers rouges font provisoirement cause commune avec le prince Sihanouk, qui prend la tête du FUNC (Front uni national du Cambodge). Paralysé par la guérilla et une extrême corruption, le pays meurt de faim, un Lon Nol baveux et tremblotant bredouille des incantations bouddhistes pendant ses cinq minutes de lucidité quotidienne et envoie ses soldats faire la guerre avec des tatouages rituels et des foulards de couleur, tandis que les Américains bombardent le pays de 4 000 m de hauteur. 700 000 morts plus tard, les Khmers rouges prennent Phnom Penh. Nous sommes le 17 avril 1975, et le Cambodge entre dans la nuit.

Kampuchéa démocratique
Tout de suite, les Khmers rouges vident les villes, symboles de la " pourriture capitaliste ", et déportent la population vers les campagnes. La vie de famille est abolie, les enfants sont séparés de leurs parents et envoyés en brigades de travail volantes, ceux qui restent apprennent à dénoncer les éléments " réactionnaires " de la cellule familiale, une mère à qui on tue un enfant doit retenir ses larmes sous peine d'être considérée comme une contre-révolutionnaire et abattue à son tour. Mégalomanes délirants, les Khmers rouges ont décidé de restaurer la grandeur d'Angkor, mais en autarcie complète et avec des moyens de fortune, car ils ont systématiquement détruit la plupart des machines. Les Cambodgiens deviennent alors de véritables esclaves. Levés bien avant l'aube, ils doivent aller travailler toute la journée pour élever des digues inutiles qui sont emportées aux premières pluies, la malnutrition est générale, la rééducation politique est permanente, tout le monde doit sans cesse déclamer son autocritique, on traque les " bourgeois ", les intellectuels (toute personne portant des lunettes est considérée comme faisant partie de cette catégorie) ; les éléments ethniquement différents sont systématiquement massacrés comme l'avaient été, dès le début, les fonctionnaires et soldats de l'ancien régime, les pagodes et les mosquées sont rasées, les statues du Bouddha dynamitées, on adopte un nouveau langage révolutionnaire car rien ne doit plus subsister du passé.

Le moindre prétexte suffit pour emprisonner quelqu'un et le torturer à mort pendant des semaines en le forçant à avouer des crimes qu'il n'a pas commis. Les plus belles femmes sont mariées de force à des invalides de guerre. Beaucoup se suicident, les gens meurent comme des mouches, et la machine s'emballe davantage. Les théoriciens du régime avaient annoncé des objectifs de production énormes et totalement irréalistes. Bien entendu, c'est le contraire qui se produit, l'économie du pays s'effondre complètement, et il faut trouver des coupables, c'est donc dans leurs rangs que les Khmers rouges vont les chercher. On assiste alors à des purges énormes où des communistes de la première heure s'accusent d'avoir, depuis toujours, travaillé pour la CIA et le Viêt-Nam ; la torture est systématique et les exécutions aussi.

Paradoxalement, c'est la xénophobie et l'attitude agressive des Khmers rouges vis-à-vis du Viêt-Nam voisin qui sauvera les Cambodgiens de l'extermination totale : excédé par les razzias des Khmers rouges sur son territoire, le régime de Hanoï lance ses divisions sur le Cambodge à la fin du mois de décembre 1978.

Occupation vietnamienne
C'est un pays peuplé de fantômes hagards que découvrent les bo doïs (soldats de l'armée vietnamienne). Les chars vietnamiens bousculent sans peine une armée khmère rouge en pleine déroute. Les fuyards se réfugient dans les montagnes. L'occupation vietnamienne va durer dix ans. Les Vietnamiens attendaient depuis trop longtemps ce qu'ils considéraient comme un droit : l'annexion du Cambodge au grand Viêt-Nam. Un gouvernement de complaisance et le tour était joué, mais c'était compter sans la guérilla. Khmers rouges et Sihanoukistes s'allièrent donc une fois encore pour faire face à un ennemi commun, et le prince reprit son bâton de pèlerin pour tenter de convaincre les démocraties de lui prêter main-forte. Mais les démocraties ne prêtent qu'aux riches et, pendant dix ans, la guerre n'en finit pas, alimentée en armes par les Russes, les Chinois, les Américains et autres philanthropes. Après 1979, les services secrets américains fournirent armes et conseillers militaires aux Khmers rouges pour les soutenir dans leur lutte contre les Vietnamiens. Un haut fonctionnaire américain déclarait alors : " Ce que nous ne pouvons pas faire nous-mêmes, nous le faisons faire par les Khmers rouges "... Machiavélique. Les Vietnamiens durent quitter le pays en 1989 parce que l'occupation leur coûtait fort cher et qu'il leur fallait donner des gages de bonne volonté avant d'ouvrir leur pays ruiné à l'économie de marché. A l'instigation du prince Sihanouk et de la France, des accords furent signés à Paris, en 1991, entre toutes les factions cambodgiennes. Ils prévoyaient un désarmement général et la tenue d'élections libres sous les bons auspices de l'ONU.

De l'Apronuc à nos jours
Beaucoup de mal a été dit et écrit sur l'autorité provisoire des Nations unies au Cambodge (Apronuc). Des millions de dollars furent dépensés en pure perte, et le mode de vie des Cambodgiens a subi des modifications non négligeables. Mais ils ont pu voir aussi que des soldats pouvaient faire autre chose que tuer, piller et violer, qu'ils savaient aussi rire et faire sauter des gamins sur leurs genoux. Les élections de mai 1993 ont constitué un formidable espoir, et beaucoup de gens ont été déçus, certes, mais la plupart d'entre eux s'imaginaient qu'ils pourraient renouer sans transition avec l'époque du Sangkum. Grand perdant des élections de 1993, le Parti du peuple cambodgien en a dénoncé le résultat comme le produit d'une conspiration internationale, et les fiefs des provinces de l'Est ont annoncé leur sécession du Cambodge. Afin d'éviter la guerre civile, les royalistes du Funcinpec ont alors accepté un gouvernement de coalition. Il y eut deux Premiers ministres et chaque ministère fut affublé d'une double casquette : quand le ministre était d'une couleur, le secrétaire d'Etat était d'une autre. Evidemment, ce système a tout paralysé, sauf la corruption... Durant cette période, la déforestation, déjà massive sous les Vietnamiens, devint frénétique : des catastrophes écologiques majeures ont même été annoncées pour les prochaines années. Le Tonlé Sap, dont les ressources de pêche faisaient vivre le Cambodge depuis toujours, commença de s'envaser sous l'effet des pluies de ravinement que la forêt ne contenait plus. Le fond est depuis remonté d'un mètre et les pêcheurs ne font que le dixième des prises d'il y a vingt ans. A Ratanakiri, région jusque-là préservée, la déforestation sous contrôle de l'armée n'a pris fin (provisoirement ?) qu'après les élections de 1998.

Ces années virent heureusement la disparition de la prépondérance khmère rouge. En restant en marge des élections et du nouveau développement social, les Khmers rouges avaient scellé leur sort. Attirés par une vie paisible, de nombreux soldats communistes ont déserté, réduisant à néant l'armée de l'ex-Kampuchéa démocratique.

Le ralliement des Khmers rouges de Païlin et d'Anlong Veng, s'il a donné lieu à d'immondes tractations et blanchi des bourreaux avérés, a mis du moins un terme à cette dernière guerre d'Indochine, sur le terrain.

Jusqu'en juillet 1997, où la violence éclata de nouveau, c'était à qui obtiendrait la reddition des plus méchants et des plus nombreux. Le prince Ranariddh, très actif dans ce domaine, dut bientôt reprendre le chemin d'un exil doré, pendant que ses troupes encore loyales se retranchaient dans la jungle à la frontière thaïe. Un an et demi de marasme s'ensuivit avant que Hun Sen accepte le principe d'un retour de l'opposition pour de nouvelles élections... qu'il gagna. Ce qui aboutit finalement à la formation d'une nouvelle coalition. " Pour la première fois de sa carrière, en 1999, Hun Sen disposait de tous les atouts et dirigeait seul un gouvernement reconnu par la communauté internationale. Le mouvement khmer rouge avait été neutralisé politiquement. Rien ne s'opposait à ce que le Cambodge réalise les progrès attendus. [... ] Mais le pays a continué de s'appauvrir sous l'égide d'une minorité extrêmement riche face à une immense majorité vivant au-dessous du seuil de pauvreté. Une économie maffieuse s'était développée. Et si le Cambodge avait connu cinq années de remarquable stabilité politique, celles-ci n'avaient pas été mises à profit pour renforcer l'état de droit ou l'indépendance de la justice, faire reculer l'impunité, revaloriser la fonction publique, élever le niveau de vie des provinces. Le meilleur maire que Phnom Penh n'ait jamais connu avait été limogé. [... ] La classe politique, tous partis confondus, s'est avérée majoritairement irresponsable. " (Raoul Marc Jennar, docteur en études khmères).

Depuis cet amer constat, peu de choses ont changé au Cambodge. Les hommes politiques ont continué à s'enrichir au plus vite et à vendre leur pays au plus offrant : concessions forestières, minières, immobilières, licences de casino... et invariablement, les pauvres refusant de quitter leur terre sont expulsés par l'armée ou la police, leurs maisons rasées par des bulldozers... Certains personnages puissants obtiennent ainsi illégalement, par subterfuges ou par la force, les propriétés qu'ils convoitent. A noter que la plupart de ces notables sont d'anciens Khmers rouges ou des individus d'obédience vietnamienne.

Les syndicalistes et militants d'opposition sont systématiquement muselés, emprisonnés et taxés de lourdes amendes. Accusés de divulguer de fausses informations, ils sont condamnés par des tribunaux aux ordres. En revanche, les assassinats d'opposants ne sont jamais élucidés.

Des milliers de jeunes entrant chaque année sur le marché du travail ne trouvent pas d'emploi, ce qui a pour effet d'augmenter la prostitution et de favoriser la délinquance. La conscription a été rétablie, pour mobiliser les jeunes. Mais il y a tout de même plus de 800 généraux cambodgiens, soit 1 pour 15 hommes du rang (record mondial !).

Jamais l'écart entre riches et pauvres n'a été aussi important. La précarité des petites gens est extrême et une simple maladie peut précipiter une famille entière dans la misère.

Aucune forme d'expression démocratique n'est tolérée par le pouvoir : ceux qui ont contesté l'accord secret sur les frontières, passé entre Hun Sen et le Viêt-Nam, ont été jetés en prison.

Hun Sen tiendra fermement le gouvernail tant que les Cambodgiens préfèreront baisser la tête en espérant qu'il ne leur arrivera rien de fâcheux. Mais pour combien de temps ?

Le Cambodge aujourd'hui
Les projecteurs des médias étrangers sont désormais braqués sur le procès des Khmers rouges. Mais qu'en est-il vraiment ? En effet ce procès n'a pas fini de faire couler d'encre et contrairement à ce que l'on pourrait penser, il est loin de faire l'unanimité. Avec ses 170 millions de dollars, le profil des accusés et l'aspect singulier du procédé international, tous les ingrédients sont réunis pour en faire un procès spectaculaire et passionner les foules !

Précisons quelques repères chronologiques. Plusieurs événements concourent en 1997 à la demande d'aide du gouvernement cambodgien aux Nations Unies afin de traduire en justice les anciens responsables du régime du Kampuchéa démocratique. L'année précédente en effet, on assistera à la reddition d'anciens dirigeants khmers rouges contre une amnistie royale et à la montée en puissance de certaines associations faisant du lobbying conjugué à une intensification de la pression internationale. L'ensemble de ces événements décideront le gouvernement à agir. Suite à de longues tractations, en 1999, Hun Sen et l'ONU arrivent à un accord visant à mettre en place une structure juridique cambodgienne spécifique répondant aux normes internationales. C'est ainsi que sont créées en 2001 les chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) pour " juger les crimes commis sous le Kampuchéa démocratique ". Loin de mettre tous les protagonistes d'accord, il faudra attendre juillet 2006 pour que les juges (17 cambodgiens et 12 internationaux) prêtent enfin serment.

Depuis lors, Ta Mok, dit " le boucher ", est mort en 2006 à l'age de 80 ans sans avoir été jugé et Douch, patron sanguinaire de la prison de Tuol Sleng S21, a été condamné en 2012 à la reclusion à perpétuité. Aujourd'hui, seuls les procès de Nuon Chea, " frère numéro deux ", et de Khieu Samphan, l'ex-chef de l'Etat du Kampuchéa démocratique, sont encore en attente d'un verdict. Ieng Sary, ex-ministre des affaires étrangères, est mort en détention en mars 2013 à l'age de 87 ans. Quant à Ieng Thirith, ex-ministre des affaires sociales et veuve de Ieng Sary, elle a pour sa part été libérée. Elle a perdu la raison et a été déclarée inapte à être jugée. Les chefs d'accusation retenus contre les deux derniers accusés sont les suivants : crimes contre l'humanité, crimes de guerre et génocide.

Les interrogations sont multiples quant à la pertinence de ce procès, et nous n'en résumerons que les principales. Tout d'abord, il s'agit de juger un petit nombre d'acteurs du régime dont il est difficile à l'un ou à l'autre d'imputer l'entière responsabilité. De plus l'accusation de génocide pose un problème de fond car la définition fait grand débat dans le cas de ce régime. Ensuite, une succession d'accords au nom de la réconciliation nationale avait mené à des promesses d'amnistie et de réintégration dans la vie civile. Par conséquent nombre d'anciens Khmers rouges vivent aujourd'hui en total liberté... Et la question fondamentale : dans quelle mesure le peuple cambodgien interprète l'ensemble du procès ? D'autant que certains (les institutions internationales en première ligne) avaient reconnu le régime en son temps et le dénigrent aujourd'hui... On peut néanmoins espérer qu'aux termes de ces nombreux débats, les historiens mettront un jour de l'ordre dans cette période sombre de l'histoire de l'Humanité, et que comme le souhaite Rithy Panh dans son livre L'élimination, " avec le travail du temps, [on puisse] comprendre, expliquer, se souvenir - dans cet ordre précisément ".

Toujours dans le sillage du procès des Khmers rouges, une loi controversée contre le négationnisme du génocide a été entérinée par le Premier ministre Hun Sen en juin 2013, soi-disant afin de tirer les leçons de cette période et faire en sorte qu'elle ne se répète plus. Certainement une bonne chose en soi, mais avec des zones d'interprétation encore très floues... Alors que les élections présidentielles ne sont pas encore jouées, la loi a déjà fait une premiere victime collatérale : Kem Sokha, numéro de deux de l'opposition, qui dément depuis fermement les propos négationnistes qu'on lui impute. Alors, véritable instrument de mémoire ou simple outil de chasse aux sorcières politique ? Seul l'avenir le dira.

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